Mon malheur passe mon espérance

Publié le par Lubomir JANCOK

Un formidable texte d´Alain Finkielkraut  sur l´écriture d´invention. Véridique, ironique, amusant et effrayant à la fois. Bonne lecture.

"Les optimistes, disait Bernanos, sont des imbéciles heureux, et les pessimistes, des imbéciles malheureux". A peine me suis-je fait moi-même le serment de ne plus jamais céder à la seconde imbécillité que me parviennent du front de la culture - c´est-à-dire des collèges et des lycées - des informations dont on diminuerait considérablement l´horreur (...). Je savais qu´un nouvel exercice faisait fureur dans les classes de français: l´écriture d´invention (...).

Alain Finkielkraut, décortiqueur de la société contmeporaine

source: www.elle.fr


Soit la première scène de l´acte V. d´Andromaque. Hermione vient d´ordonner à Oreste (qui l´aime) d´assassiner Pyrrhus (qui la dédaigne). Sa passion la divise, son âme est le théâtre d´un combat (...).

Sous le titre "Écriture-expression orale", le manuel de seconde édité par Hachette Éducation propose l´exercice suivant: "Transposez la situation dans le monde contemporain et réécrivez en prose, à la première personne, le monologue d´Hermione. Tout en conservant les matériaux du personnage, vous pouvez, si vous le souhaitez, recourir à la tonalité comique et à un registre de langue peu soutenue" (Des textes à l´oeuvre. Français, seconde, Livre du professeur, Hachette, Éducation, 2000, p.67.).

Et le livre du maître fournit, en guise d´exemple, à tous les professeurs, un devoir d´élève (après correection) qu´il vaut la peine de lire en parallèle avec le poème racinien.

Hermione:  "Où suis-je ? Qu´ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.  Ah ! ne puis-je savoir si j´aime ou si je hais ?"

La copie exemplaire: "Où j´en suis, moi? Qu´est-ce qui m´arrive? Pourquoi je déprime comme ça ? Qu´est - ce que je vais bien pouvoir faire ? Je traîne en jogging devant la télé, même pas maquillée en plus. Je l´aime ou je lui en veux vraiment ?"

Hermione: "Le cruel ! de quel oeil il m´a congédiée ! Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée ! 
L´ai - je vu se troubler et me plaindre un moment ? En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu´il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ? Et pour comble d´ennui,
Mon coeur, mon lâche coeur s´intéresse pour lui ?
Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ? "


Le devoir exemplaire: "Le salaud, comme il m´a jetée !
Il n´a même pas fait style de me regretter un peu...Il n´a même pas rougi quand il m´a avoué qu´il me lâchait pour un mec ! Par la moindre honte ! Rien à faire, tranquille...et moi, je suis encore accro !"

Hermione: "Non, ne révoquons point l´arrêt de mon courroux :
Qu´il périsse ! Aussi bien qu´il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il corit que toujours faible et d´un coeur incertain,
Je parerai d´un bras les coups de l´autre main.
Il juge encore moi par mes bontés passées.
Triomphant dans le temple, il ne s´informe pas
Si l´on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l´ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu´il mesure, puisqu´enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu´il m´a forcée enfin à le vouloir..."


La copie exemplaire: "Non, plus moyen de changer d´avis sans passer pour une conne...Puisqu´il se la joue tapette, il va regretter...Je préviens la patronne...Il croit que quand j´aurai fini ma déprime, je serai comme avant, je dirai pas qu´il pique dans la caisse et qu´il va coiffer la mère Pluduc chez elle, ça fait de la clientèle en moins pour le salon, sale con...Il se fout de tout, c´est le bonheur, ça roucoule, si c´est pas une honte et que les autres crèvent, il va voir...Il m´a pas laissé le choix, Polo va le dérouiller, il saura que c´est moi, "petite coiffeuse frustruée" qu´il m´a dit, tout ça parce que l´autre chiffe est comptable, un intello autant dire...Bon, j´appelle la patronne...Crève, connard!"

          Au XIXème siècle, les grands textes de la littérature étaient pour les élèves des modèles à imiter. (...)Au siècle suivant, la littérature cesse d´être un modèle pour devenir un objet. (...)
Le XXIème siècle rompt avec ce ronron: voué à la tâche exaltante de déscolariser l´école, il fait entrer l´enseignement littéraire dans l´âge de la désublimation et de la compression temporelle.

          La nouvelle inventio, en effet, ne consiste nullement à rapprocher l´élève des oeuvres, mais, bien au contraire, à  dépouiller celle-ci de leur étrangeté, à les actualiser, à les rapprocher de la vie jusqu´à les rendre télécompatible.

           Ainsi se défait le lien patiemment tissé par la littérature entre le sentiment éprouvé et les mots qu´il exprime: tout doit pouvoir être dit dans n´importe quel idiome.
 
(...)Au centre du système éducatif  trône l´élève et, au centre du monde comme au sommet du temps, une humanité adolescente, libérée de la forme, et si fière d´en avoir fini avec les tabous sexuels comme avec la négation petite-bourgeoisie de l´altérité qu´elle fait de Pyrrhus un garçon gay, pour pimenter la fureur d´Hermione. Aucune autre époque de l´Histoire ne s´est voulue aussi enchantée d´elle-même.

           Pour faire place à la littérature, c´est-à-dire à l´art de sortir de soi, il lui manque ce temps du verbe : l´imparfait du présent.

           Imbécillité des pessimistes. Ils prévoient la catastrophe alors que, ni vu ni connu, elle a déjà eu lieu. Ils noircissent l´avenir quand c´est le présent qui est sinistré."
 
Pièce brève intitulé Mon maleur passe mon espérance du livre L´imparfait du présent d´Alain Finkielkraut, Broché, Éditions Gallimard, 2002.

























Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article